Ecologie de Spinosaurus

Spinosaurus est un genre de théropode spinosauridé particulièrement connu du grand public pour sa grande taille et sa voile dorsale caractéristique. Le genre, décrit en 1915 par Stromer, est longtemps resté énigmatique avant la découverte de restes supplémentaires. Ces découvertes ont entraîné une vague d’études sur la taxonomie, la phylogénie et l’écologie de Spinosaurus. Ainsi, en 2014 puis en 2020, Ibrahim et ses collègues ont mené deux vastes études sur l’écologie de Spinosaurus qui l’ont interprété comme un prédateur entièrement aquatique, ne marchant sur terre qu’en position quadrupède, capable de plonger dans l’eau et de se propulser avec sa queue. Sereno et ses collègues analysent ainsi à leur tour l’écologie de Spinosaurus et arrivent à des conclusions différentes de celles d’Ibrahim et ses collègues.

Reconstitution squelettique en 3D de Spinosaurus, basée sur son néotype (en bleu), son holotype (en rouge), ses spécimens référés (en jaune) et sur ses proches parents (en gris)

Jusque là, l’étude de l’écologie de Spinosaurus se basait sur des analyses qualitatives, sans analyse poussée de la biomécanique de l’animal. Ainsi, Sereno et ses collègues se penchent en détail sur la biomécanique de la queue de Spinosaurus, sur la position de son centre de gravité et de flottabilité ou encore sur la surface occupée par son corps. Pour ce faire, ils ont réalisé un modèle squelettique en trois dimensions d’un Spinosaurus reconstitué à partir de modèles 3D de ses fossiles et de ceux de son proche parent Suchomimus. Ce squelette de Spinosaurus a ensuite été enveloppé de tissus mous selon ceux d’analogues actuels (squamates, oiseaux et crocodiles).

Reconstitution en 3D d’un Spinosaurus avec ses tissus mous (la croix rouge représente le centre de gravité et le losange blanc représente le centre de flottabilité)

La reconstitution 3D de Spinosaurus réalisée par Sereno et ses collègues diffère en plusieurs points de celle en 2D réalisée en 2020 par Ibrahim et ses collègues. Tout d’abord, le Spinosaurus de Sereno et ses collègues mesure 14 mètres de longueur, soit environ 1 mètre de moins que celui d’Ibrahim et ses collègues. Cela s’explique par les dimensions de la cage thoracique, de la colonne vertébrale et des membres antérieurs qui ont été revues à la baisse par Sereno et ses collègues.

Comparaison des proportions des reconstitutions squelettiques de Spinosaurus par Sereno et ses collègues (A) et par Ibrahim et ses collègues (G)

Un argument avancé par Ibrahim et ses collègues en faveur du caractère aquatique de Spinosaurus était l’absence de cavités médullaires dans ses membres postérieurs. Cette absence a été interprétée comme une augmentation du poids des os pour permettre une meilleure flottabilité en faisant office de lest. Sereno et ses collègues signalent que cette condition est variable au sein même des spécimens de Spinosaurus et que la plupart des dinosaures ont des membres postérieurs dépourvus de cavités médullaires. Ils notent également que les autres os du corps de Spinosaurus présentent des cavités médullaires, ce qui rend fragile l’hypothèse d’Ibrahim et ses collègues. Sereno et ses collègues proposent que l’absence de ces cavités dans les membres postérieurs de Spinosaurus servait plutôt à améliorer leur résistance puisqu’ils devaient supporter une masse proportionnellement supérieure à celle supportée par les membres postérieurs des autres théropodes.

Sereno et ses collègues ont pu déterminer que le centre de gravité de Spinosaurus se trouvait au dessus de ses membres postérieurs, ce qui est caractéristique d’un animal bipède. Une posture bipède est plus cohérente qu’une posture quadrupède au vu de la morphologie des membres antérieurs de Spinosaurus, qui sont plus adaptés pour la capture de proies que pour supporter le poids du corps. Cette différence de position du centre de gravité trouvé par Sereno et ses collègues avec celui d’Ibrahim et ses collègues peut s’expliquer par les différences entre les reconstitutions de Spinosaurus qui ont des proportions différentes dans ces deux études.

Modèle 3D de Spinosaurus montrant son centre de gravité (la croix rouge), son centre de flottabilité (losange blanc) et la profondeur maximale à laquelle il n’est pas soumis à la flottabilité

Selon la position du centre de flottabilité, Spinosaurus serait capable de se nourrir dans l’eau en position bipède jusqu’à 2,6 mètres d’eau. Dans une plus grande profondeur, le corps de Spinosaurus est soumis à une flottabilité qui le renverse sur le côté en l’absence de mouvements de l’animal. Pour que Spinosaurus se redresse dans une position verticale viable, une grande quantité d’énergie est nécessaire et elle semble impossible à générer par sa queue ou ses membres. Ce problème de stabilité verticale ne se retrouve pas chez les autres prédateurs aquatiques ou semi-aquatiques modernes. Sereno et ses collègues notent par ailleurs que la densité du corps de Spinosaurus, qu’ils ont estimée à 833 kg/m³, est bien inférieure à celle de l’eau qui est de 1000 kg/m³.

Modèle 3D d’un Spinosaurus soumis à la flottabilité, qui se renverse sur le côté en l’absence de mouvements de l’animal (à gauche), et graphique présentant les oscillations de l’équilibre de Spinosaurus dans l’eau (courbe verte, modèle avec le minimum d’espace occupé par les sacs aériens ; courbe magenta, modèle avec le maximum d’espace occupé par les sacs aériens)

Pour évaluer l’efficacité biomécanique de la queue de Spinosaurus, Sereno et ses collègues ont soumis leur modèle 3D de l’animal à des conditions mécaniques similaires à celles d’un cours d’eau. Leurs calculs ont pris en compte la force de trainée du corps de Spinosaurus et ont utilisé le mouvement de la queue des alligators modernes pour déduire celui de la queue de Spinosaurus. Sereno et ses collègues ont ainsi obtenu une vitesse de nage de 0,8 m/s à la surface et de 1,4 m/s en submersion. Cette vitesse est très faible par rapport à la quantité de muscles mis en jeu et donc par rapport à l’énergie fournie par l’animal. De plus, une telle vitesse est bien inférieure à celle des prédateurs aquatiques actifs modernes dont la taille dépasse le mètre, puisque leur vitesse maximale est d’au moins 10 m/s.

Reconstitution de la queue de Spinosaurus (A) et calcul de la vitesse de nage de Spinosaurus en fonction de la puissance de sa queue et de la force de trainée à la surface (en bleu) et en profondeur (en vert)

Le corps de Spinosaurus ne semble pas non plus compatible pour pouvoir plonger en eaux plus profondes. En effet, la force de propulsion nécessaire pour qu’il atteigne une profondeur ou la force des vagues ne l’affecte pas, à environ 10 mètres, est de 15 à 25 fois plus grande que celle que sa queue est capable de fournir. Le problème majeur dans la capacité de nage de Spinosaurus réside dans la forme de son corps qui n’est pas hydrodynamique. En effet, son tronc rigide et sa voile dorsale augmentent beaucoup la force de trainée qui affecte son corps lors de la nage. Cette forme corporelle contraste avec celle des autres vertébrés aquatiques qui ont un corps fusiforme, avec des extrémités étroites et une queue étroite.

Différentes coupes montrant la reconstitution des tissus mous de Spinosaurus, mettant en évidence l’épaisseur de la queue et la quantité de muscles de Spinosaurus par rapport à un prédateur semi-aquatique moderne, l’alligator

Sereno et ses collègues ont analysé la surface occupée par les membres de Spinosaurus et ont remarqué que celle-ci est bien supérieure à la surface occupée par les membres des vertébrés aquatiques. Cette surface est même supérieure à la plupart des prédateurs terrestres. Ils ont évalué la possibilité que les membres de Spinosaurus aient été palmés mais cela aurait eu un impact négligeable sur la nage au vu du peu de surface ajoutée. La queue de Spinosaurus est également bien plus rigide que celle des autres vertébrés aquatiques. Ses vertèbres caudales ont une hauteur uniforme sur presque la totalité de la queue, ce qui contraste avec la diminution progressive de taille des vertèbres caudales de la queue des autres vertébrés aquatiques. Une telle morphologie caudale semble plus adéquate pour servir d’outil de communication. Ces différences de proportions viennent fragiliser encore un peu plus l’hypothèse que Spinosaurus était un animal aquatique.

Différentes études fonctionnelles et graphiques présentant la surface occupée par la queue et les membres de Spinosaurus par rapport aux vertébrés aquatiques secondaires modernes et aux crocodylomorphes ; On note ainsi la hauteur uniforme de la queue de Spinosaurus, la grande surface occupée par ses membres ou encore l’inefficacité de la présence de palmures sur ses pieds

L’étude de la répartition paléobiogéographique des fossiles de Spinosaurus, et même plus globalement des spinosauridés, suggère que ces animaux vivaient à l’intérieur des terres mais assez proche de la mer. Aucun grand prédateur aquatique secondaire connu ne vit en eau douce à l’intérieur des terres, les seuls de ces vertébrés aquatiques qui vivent en eau douce sont de petite taille. En revanche, des prédateurs semi-aquatiques de grande taille sont souvent documentés à l’intérieur des terres, avec les crocodylomorphes comme meilleur exemple. Sarcosuchus, un des plus grands crocodylomorphes connus et prédateur semi-aquatique, vivait dans le même environnement que Spinosaurus. Ces conditions environnementales sont en faveur d’une écologie de prédateur semi-aquatique pour Spinosaurus, celui-ci chassant sur les berges au bord de l’eau.

Paléocarte montrant la répartition paléobiogéographique des spinosauridés, montrant que ceux-ci vivaient à l’intérieur des terres mais assez près des côtes (les occurrences de Spinosaurus sont représentées par les étoiles jaunes)

Ainsi, Sereno et ses collègues en concluent que Spinosaurus était un théropode bipède de 14 mètres de longueur et de 7,4 tonnes. C’était un prédateur-semi aquatique capable de chasser dans l’eau jusqu’à une profondeur d’environ 2,6 mètres. Spinosaurus ainsi que les autres spinosaurinés apparaissent toutefois comme étant plus inféodés aux cours d’eau que les baryonychinés. Il n’aurait pas été capable de plonger ni de nager efficacement dans l’eau, et il ne présentait très certainement pas de pieds palmés. Selon Sereno et ses collègues, Spinosaurus présente plutôt des spécialisations pour chasser en embuscade les poissons et autres grandes proies d’eau douce depuis la berge. Tout comme sa grande voile dorsale, sa queue à la morphologie particulière en « pagaie » aurait pu servir d’organe de communication.

Références : Sereno, P.C.; Myhrvold, N.; Henderson, D.M.; Fish, F.E.; Vidal, D.; Baumgart, S.L.; Keillor, T.M.; Formoso, K.K.; Conroy, L.L., 2022, Spinosaurus is not an aquatic dinosaur. eLife. 11: e80092.

Stromer, E., 1915, Ergebnisse der Forschungsreisen Prof. E. Stromer in den Wüsten Agyptens. II. Wirbeltier-Reste der Baharîje-Stufe (unterstes Cenoman). 3. Das Original des Theropoden Spinosaurus aegyptiacus nov. gen., nov. spec. Abhanlungen Königlich-Bayerische Akademie Der Wissenschaften Mathematisch-Naturwissenschaftliche Klasse. 28: 1–32.

Ibrahim, N.; Sereno, P.C.; Dal Sasso, C.; Maganuco, S.; Fabbri, M.; Martill, D.M.; Zouhri, S.; Myhrvold, N.; Iurino, D.A., 2014, Semiaquatic adaptations in a giant predatory dinosaur. Science. 345: 1613–1616.

Ibrahim, N.; Maganuco, S.; Dal Sasso, C.; Fabbri, M.; Auditore, M.; Bindellini, G.; Martill, D.M.; Zouhri, S.; Mattarelli, D.A.; Unwin, D.M.; Wiemann, J.; Bonadonna, D.; Amane, A.; Jakubczak, J.; Joger, U.; Lauder, G.V.; Pierce, S.E., 2020, Tail-propelled aquatic locomotion in a theropod dinosaur. Nature. 581: 67–70.

Toutes les images proviennent de Sereno et al., 2022

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