Ecologie des teleosauroidés

Les teleosauroidés sont un clade de crocodylomorphes thalattosuchiens connus du jurassique moyen au crétacé inférieur et répartis mondialement. Ce clade présente des adaptations pour un mode de vie en pleine mer, mais aussi près des côtes voire en eau douce. Les teleosauroidés ont longtemps été considérés comme des équivalents marins aux gavials actuels du fait de leur morphologie similaire. Leur écologie a donc été supposée conservative et n’a pas fait l’objet d’études. Récemment, plusieurs morphotypes de teleosauroidés ont été mis en évidence par Johnson et al., 2020 et les Machimosaurini se sont avérés être des prédateurs spécialisés. Johnson et ses collègues étudient ainsi l’écologie de ce groupe de thalattosuchiens de manière quantitative et sur la base de comparaisons morphologiques.

Photographies de différentes morphologies de dents de teleosauroidés (A- Bathysuchus megarhinus ; B- Sericodon jugleri ; C- Proexochokefalos heberti ; D- Deslongchampsina larteti ; E- Neosteneosaurus edwardsi ; F- Machimosaurini indet. ; G- Yvridiosuchus boutilieri ; H- Machimosaurus hugii)

Pour ce faire, Johnson et ses collègues ont analysé les caractéristiques morphologiques des mâchoires et des dents de nombreux spécimens de teleosauroidés provenant de milieux marins (Aeolodon priscus, Sericodon jugleri et Bathysuchus megarhinus), côtiers (Mystriosaurus laurillardi, Macrospondylus bollensis, Seldsienean megistorhynchus, Charitomenosuchus leedsi, Deslongchampsina larteti, Proexochokefalos heberti, Neosteneosaurus edwardsi, Yvridiosuchus boutilieri, Lemmysuchus obtusidens, Plagiophthalmosuchus gracilirostris, Machimosaurus rex, M. hugii, M. mosae, M. sp. et M. buffetauti), fluviaux (Indosinosuchus potamosiamensis et I. kalasinensis) et terrestres (Platysuchus multiscrobiculatus, Teleosaurus sp. et Mycterosuchus nasutus).

Arbre phylogénétique des Teleosauroidea montrant les relations entre les divers genres étudiés par Johnson et ses collègues

L’analyse de Johnson et ses collègues met en évidence la grande différence morphologique entre les dents des Machimosaurini et celles des autres teleosauroidés. Leurs dents ont une forme conique, ont une pointe émoussée et leur émail est particulièrement ornementé. En revanche, la morphologie des dents des Teleosauridae et des Machimosauridae non-Machimosaurini se chevauche beaucoup plus. Chez ces genres, les dents sont robustes comme chez les Machimosaurini mais sont aussi pointues, sans ornementation de l’émail.

Résultats de l’analyse morphospaciale des dents des teleosauroidés (en bleu, le Teleosauroidea basal Plagiophthalmosuchus ; en violet, les Teleosauridae ; en gris, les Machimosauridae ; en rouge, les Machimosaurini)

Au niveau des mandibules, les trois morphospaces définis par l’analyse des dents des teleosauroidés sont retrouvés. Les teleosauridés ont les plus grandes mandibules, les Machimosaurini ont les mandibules les plus courtes et les Machimosauridae non-Machimosaurini ont des mandibules de taille intermédiaire. Toutefois, les Machimosaurinae Neosteneosaurus et Proexochokefalos ont une morphologie mandibulaire beaucoup plus similaire à celle des Machimosaurini. De plus, la morphologie mandibulaire des teleosauridés d’eau douce Indosinosuchus potamosiamensis et I. kalasinensis se trouve être isolée de celle des autres teleosauridés avec une morphologie plus courte.

Résultats de l’analyse morphospaciale des dents des teleosauroidés (en bleu, le Teleosauroidea basal Plagiophthalmosuchus ; en violet, les Teleosauridae ; en gris, les Machimosauridae ; en rouge, les Machimosaurini)

Johnson et ses collègues ont également analysé les sites d’attache musculaire pour les mâchoires, afin d’estimer la force de morsure des différents taxons de teleosauroidés analysés. Ainsi, les Machimosaurini, Neosteneosaurus et Proexochokefalos ont les plus grands sites d’attache et donc la plus grande force de morsure. Au contraire, les teleosauridés Mycterosuchus et Charitomenosuchus ont les plus petits sites d’attache et donc les morsures les plus faibles. Les avantages mécaniques antérieur et postérieur ont également été évalués pour connaître l’efficacité de cette morsure. Les deux espèces d’Indosinosuchus, Proexochokefalos et les Machimosaurini ( à l’exception de Machimosaurus mosae) ont les meilleurs avantages mécaniques antérieur et postérieur tandis que les moins bonnes valeurs ont été obtenues pour Mystriosaurus, Machimosaurus mosae, Charitomenosuchus et Plagiophthalmosuchus.

Résultats de l’analyse des avantages mécaniques antérieurs (a) et postérieurs (b) des mandibules des teleosauroidés (vers le bleu foncé, faible avantage et vers le rouge, fort avantage)

La vitesse de morsure des teleosauroidés a également été évaluée par Johnson et ses collègues grâce au calcul de l’avantage mécanique d’ouverture. Machimosaurus et Indosinosuchus potamosiamensis ont le meilleur avantage mécanique d’ouverture tandis que les pires valeurs ont été obtenues pour Plagiophthalmosuchus, Mycterosuchus et Charitomenosuchus. Ainsi l’ensemble de ces calculs d’avantages mécaniques a pu révéler que de manière générale, les mandibules des teleosauroidés ont un mode de fonctionnement similaire avec des variations uniquement au niveau des taxons. Seuls les Machimosaurini se distinguent avec un ensemble morphologique spécialisé.

Résultats de l’analyse des avantages mécaniques d’ouverture des mandibules des teleosauroidés (vers le bleu foncé, faible avantage et vers le rouge, fort avantage)

La combinaison de ces différentes analyses permet à Johnson et ses collègues de mettre en évidence plusieurs écomorphotypes chez les teleosauroidés. Les mâchoires allongées et graciles ont une morsure assez faible et une moins bonne résistance au stress (“gracile jaw type”) tandis que les mâchoires robustes et courtes ont une morsure puissante et une meilleure résistance au stress (“robust jaw type”). Les “gracile jaw type” ont une vitesse de morsure plus grande, ce qui permet de combiner longue mâchoire, rangées de dents allongées et morsure rapide pour améliorer le taux de réussite de capture des proies rapides (principalement les poissons et les céphalopodes). Ce “gracile jaw type” s’observe chez Plagiophthalmosuchus, la plupart des teleosauridés et les machimosauridés non-machimosaurinés. Les “robust jaw type” ont une robustesse bien plus grande avec une puissante morsure mais au prix d’une vitesse de morsure plus lente. Ce “robust jaw type” s’observe chez les machimosaurinés dérivés et les Machimosaurini.

Caractéristiques principales distinguant les “gracile jaw type” (a) des “robust jaw type” (b)

Ces résultats obtenus par Johnson et ses collègues montrent que les teleosauroidés ont globalement eu une écologie alimentaire similaire, sans grande partition de niche. Seuls les Machimosaurini et les Machimosaurinae dérivés se distinguent avec une spécialisation pour la macrophagie/durophagie. Ce manque de spécialisations morphologiques alimentaire suggère que les partitions de niche se sont effectuées au niveau de l’habitat. Une évolution graduée s’observe au sein des machimosauridés, vers une tendance à la chasse aux proies blindées (tortues, poissons à écailles). Ainsi les machimosauridés basaux présentent des adaptations similaires à celles des teleosauridés, puis les machimosaurinés basaux ont développé une morphologie mandibulaire adaptée à la chasse de proies plus grandes et plus robustes, et enfin les Machimosaurini spécialisés à la chasse de proies blindées.

Arbre phylogénétique montrant les différentes écologies mises en évidence par Johnson et ses collègues (vert, longirostre et petites proies ; bleu clair, longirostre de pleine mer et petites proies ; marron, longirostre semi-aquatique et petites proies ; bleu foncé, longirostre généraliste ; orange, mésorostre généraliste ; jaune, brévirostre macrophage/durophage ; noir, inconnu)

Johnson et ses collègues en arrivent ainsi à identifier sept écologies pour les teleosauroidés avec les longirostres chasseurs de petites proies (Plagiophthalmosuchus), les longirostres de pleine mer chasseurs de petites proies (Aeolodon, Sericodon et Bathysuchus), les longirostres semi-aquatiques chasseurs de petites proies (Platysuchus, Teleosaurus et Mycterosuchus), les longirostres généralistes (Charitomenosuchus, Macrospondylus, Seldsienean), les mésorostres généralistes (Indosinosuchus, Mystriosaurus, Neosteneosaurus, Deslongchampsina et Proexochokefalos) et les brévirostres macrophages/durophages (Yvridiosuchus, Lemmysuchus et Machimosaurus).

Référence : Johnson, M.M.; Foffa, D.; Young, M.T.; Brusatte, S.L., 2022, The ecological diversification and evolution of Teleosauroidea (Crocodylomorpha, Thalattosuchia), with insights into their mandibular biomechanics. Ecology and Evolution. 12(11): e9484.

Johnson, M.M.; Young, M.T.; Brusatte, S.L., 2020, The phylogenetics of Teleosauroidea (Crocodylomorpha, Thalattosuchia) and implications for their ecology and evolution. PeerJ. 8: e9808.

Toutes les images proviennent de Johnson et al., 2022 à l’exception de la première qui provient de Johnson et al., 2020

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